Féru de musique et de littérature, Yann Courtiau a travaillé pendant des années pour des labels et en tant que DJ avant de devenir libraire au Rameau d'Or à Genève en 2012. Il a écrit le catalogue d'une exposition sur Ian Curtis et Joy Division, a tenu un blog sur la littérature et la musique et tient depuis quelques années une rubrique dans le journal La Couleur des jours. Il a consacré trois ans à la rédaction de Frictions (éditions La Baconnière), un fabuleux essai consacré à l'influence de la littérature dans la musique de ces quarante dernières années. NOcTurnE l'a décrypté pour vous.
Filiation par la contre-culture
Frictions est né d'une réflexion menée par Yann Courtiau : "Les grandes œuvres de la littérature ont-elles laissé des traces dans cet art populaire - malheureusement considéré comme mineur et souvent dénigré – qu'est le rock et ses dérivés ?" Si Bach et Beethoven sont jugés aussi incontournables que Proust ou Dostoïevski, le rock est loin d'être érigé au même plan que la grande littérature, et c'est ce qui a poussé le librairie suisse à mener son enquête sur les filiations entre les deux arts.
Facilement jugés braillards, incultes, pour cause de distorsion musicale et de capillarités farfelues, des rockeurs comme Morrissey peuvent pourtant faire preuve d'une grande sensibilité littéraire. Et si la majorité des artistes abordés dans l'ouvrage sont plutôt rock ou folk - car Yann Courtiau a tenu à rendre hommage à ses préférences en transmettant au lecteur la fontaine de jouvence que le post-punk et consorts incarnent - il a tenu à s'aventurer hors de sa zone de confort afin de tendre vers un panorama plus exhaustif, mais toujours pertinent où le rap n'est pas en reste!
En effet, l'acronyme rythm and poetry n'est pas laissé de côté par l'écrivain qui témoigne de la passion pour la prose chez La Canaille ou Hippocampe Fou. En tissant ses frictions au fur et à mesure des chapitres, Yann Courtiau démontre que la musique populaire contemporaine est un art imprégné de littérature dont la littérature s'irrigue à son tour.
D'emblée, la lecture de cet essai est jubilatoire pour quiconque porte dans son cœur la contre-culture car il démontre que sa place est aussi essentielle que la culture officielle et qu'elle la façonne avec acharnement, sur des chemins de traverses aux racines fertiles.
La photographie de la couverture proposant une créature hybride façonnée à partir des portraits d'Albert Camus et de Robert Smith de The Cure est on ne peut plus représentative de l'explosion qu'engendre la singularité d'univers qu'a priori tout oppose.
Passeur de sens
À la lecture de la quatrième de couverture, on imagine un écueil dans lequel l'auteur aurait pu facilement tomber, à savoir une accumulation de références, un surplus encyclopédique dont le lecteur non initié au post-punk des années 80 n'aurait su que faire. Mais il n'en est rien : dans Frictions, aucune mention n'est gratuite. En dédiant un chapitre à un auteur à la fois, Yann Courtiau limite l'éparpillement et donne à voir une galerie de musiciens influencés par l'auteur de différentes manières, en n'omettant pas une touche d'humour dès lors qu'une fausse piste sur l'intérêt réel d'un musicien pour un auteur lui a donné du fil à retordre durant ses recherches.
Chaque oeuvre citée l'est au travers d'une analyse ciselée mais concise, délivrant quelques clefs tout en laissant aux lecteur.rice.s-auditeur.rice.s la délicatesse de poursuivre la quête de ces jonctions pour les faire siennes. Et c'est bien là le savoir-faire et le talent d'un libraire qui est mis en oeuvre : au fil des pages, Yann Courtiau nous emmène dans un éden où littérature et musique sont considérées avec égalité, une librairie-discothèque où bouquins et disques ne seraient pas rangés dans des rayons distincts mais agglomérés ensemble en fonction des thèmes et des continents d'images qu'ils partagent.
Esquisse d'un regard
Frictions ébauche un regard sur la société culturelle depuis la fin des années 70, comme le remarque justement dans la préface Marc Van Dongen : "c'est un livre qui renseigne autant sur le propos musical que sur la réception des œuvres et l'impact de la littérature dans les consciences". Il en va ainsi des sept chapitres traités dans ce premier volume qui, au travers de sept figures tutélaires de la littérature, questionnent la manière dont l'homme se positionne dans la société, et scrute son propre malaise en musique...
C'est le cas du chapitre sur Sylvia Plath et la place des femmes dans l'art, à qui la chanteuse Kathryn Williams rend hommage en réécrivant le quotidien d'un des personnages inventés par la poétesse, sans sombrer dans le misérabilisme et le mythe planant autour de son suicide. Il est également question de l'injonction au bonheur avec Aldous Huxley et le Soma des Strokes ou de Tuxedomoon.
Libre à vous d'allez écouter pour vous en faire votre propre idée... Avec subtilité, Frictions démantèle l'idée que la musique populaire serait vouée au divertissement. Dès lors que l'on s'éloigne un peu des tubes conçus pour l'été et le prêt à danser, on s'aventure sur un terrain où la légèreté des chansons pop n'est qu'apparente.
Friction des émotions
En sillonnant ces entrelacements littéraires et musicaux auxquels Yann Courtiau nous convie, on peut s'attendre à voir sa soif de découvrir de nouvelles œuvres s'épancher encore et encore. Sentir sa satisfaction accroître à l'idée "de tous les livres qui restent à lire, avoir la certitude d'être encore heureux " pour reprendre la déclaration chère à Jules Renard. Mais s'il y a bien une chose à laquelle on ne s'attend pas en disséquant les chapitres pas à pas, c'est de ressentir une émotion aussi vive.
Ce que nous propose l'écrivain au détour de cette communion des arts, c'est un kaléidoscope de soi, qui se développe durant l'immersion composée par ces lectures, ces écoutes qui adviennent le plus souvent dans une chambre à soi, en solitaire. Une traversée qui fait de nous chaque jour, des êtres infiniment plus sensibles, infiniment plus humains.
Yann Courtiau travaille d'ores et déjà sur le deuxième volume de Frictions dont des chapitres seront consacrés à Marguerite Duras et Virginia Woolf (rien que ça !) et partage ses découvertes en chansons sur le page facebook consacrée au livre : https://www.facebook.com/Frictions.lelivre/
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